LES CORPS OUVRABLES

 

À Propos de
FEMMES DE JOAN MlRÔ ET CLAUDE SIMON

Précisons d’emblée : Femmes de Joan Mirô avec un texte de Claude Simon, publié chez Maeght en 1966, n’est pas ce que l’on appelle une oeuvre en collaboration. C’est la croisée de deux cheminements singuliers, la rencontre et la reconnaissance — au sens où l’on peut « se rencontrer avec soi-même » en l’autre, c’est-à-dire apprécier une pratique en la rapprochant de la sienne et, par suite, grâce à cette proximité dans la différence, considérer son propre travail à bonne distance de réflexion —, la reconnaissance, donc, de certaines affinités entre la démarche du peintre et celle de l’écrivain, en l’occurrence les plages peintes de l’un, les pages typographiées de l’autre.

Les 23 peintures de Mirô étaient achevées et portaient titre générique de Femmes lorsque Maeght demande à Claude Simon d’écrire un texte. L’oeuvre du peintre se présentait, se présente, ainsi : au titre d’un pluriel Femmes qui somme des sous-titres au singulier, répétant sous chaque toile, 23 fois, le mot FEMME, s’organisent 4 séries d’inégale ampleur — une série de 6, intitulée FEMME I, FEMME II… VI ; une série de 2, intitulée FEMME ASSISE I, II ; une série de 5, intitulée FEMME ASSISE I…V ; une série de 10, intitulée FEMME ET OISEAU I…X — dispositif sériel qui fait de chaque singularité picturale une potentielle pluralité. Une pluralité en puissance. Et, par contrecoup, signale, du pluriel Femmes en couverture, la valeur d’infini. Femmes : un paradigme; une série ouverte, multipliable; puissance x. Dynamique de variations sans fin sur le thème de l’inconnu(e).

 » Ce que j’appelle Femme, ce n’est pas la créature femme, c’est un univers. […] le versant de la violence, en écartant le côté humain, une violence personnelle. […] Femme ou personnage. Jamais homme. Femme ou personnage ou oiseau

Ajoutons que l’impair, qui est consciemment en exercice dans les oeuvres de Mirô — voir ses triptyques, nombreux, ou les 23 gouaches des Constellations par exemple : « si je fais une série de choses, dit Mirô, c’est toujours un nombre impair. Le chiffre pair ne me convient pas »[1] [2] — est signe de non-clôture, d’élan, de mouvement, pour (donner) suite.

Ce que Claude Simon a sous les yeux, donc : des formes et des tableaux de couleurs « pures » — »les couleurs primaires, les couleurs pures qui contrastent les unes avec les autres »[3] — imprimées sur non pas la toile du peintre mais : de la toile. De la matière. Un pan de matière présentant, sans bordure, le grain, le grenu, la grossière croisée tramée de la toile de jute en ses irrégularités, que soulignent les touches brillantes du pinceau, Bref : pour toile de fond, des accidents de matière. La première et la dernière série sont, à cet égard, les plus marquantes, alors que la seconde et la troisième contrastent par la régularité d’un support plus fin, uniforme — moins présent. La 4ème série ajoute un jeu de surimpressions, indiquant deux systèmes de traces : d’une part, les lettres qui désignent des lieux de provenance et de destination (SAN SEBASTIAN [PORjTO RICO), les ports d’embarquement—débarquement de ce qui a dû être, on le déduit, sacs de marchandises ; d’autre part, les plages colorées et les traits noirs qui dessinent des trajets de lumière et d’ombre sur ces matériaux de transport. S’engagent ainsi, par cette stratification, des déplacements, une curieuse mobilité des sens faisant des contenants qui ont parcouru les mers, des surfaces parcourables ; de ce qui porte noms de lieux, le lieu d’une innommable plasticité des formes jetées sur ce support inattendu – sans attendus —, in-formant la clarté d’un arrondi, avançant faculté d’angles opposés, paraphant l’espace, barrant, biffant l’abstraite géographie par la tangible géométrie variable des corps déposés au passage (du pinceau) : étoilement, constellation, chapelet, enchevêtrement de traits, points de clarté, plans lumineux, blocs noirs. Comme si les matières premières qui étaient enfermées pour acheminement, traitement, consommation, libéraient ici en surface toute leur énergie contenue.

Ce palimpseste en son double principe de lisibilité/illisibilité — tant il est vrai qu’on ne lit pas de la même façon ni la même chose selon qu’on tente de s’arrêter au déchiffrement des lettres ou de suivre le flux qui a charrié les particules colorées —, exhausse précisément des opérations que l’on sait fondamentales dans l’ouvrage de Miro : le réemploi, le détournement des objets (il dit chercher « des instruments, des outils, qu’on ne trouve pas chez les fournisseurs spécialisés [..] Qui n’[ont] pas la sécheresse des choses préfabriquées »[4]), le retournement des toiles (qui « à l’envers sont vraiment à l’endroit »[5]), des tapisseries exposant le verso c’est-à-dire noeuds, laines, raccords ; la présence brute, toujours déjà là de la matière, de la surface usagée, usée, traces, taches, macules données au départ du travail du peintre, pour la mise en oeuvre. Pour le déclenchement d’un processus que suscite le support- mémoire (la mémoire qu’est tout support) : mémoire des passages, des empreintes, appelant l’inscription d’énergies nouvelles.

« […] ma main toujours me surprend.[…J La main est électrisée, magnétisée par on ne sait quoi au départ, par le moindre accident du papier. L’automatisme est d’abord guidé par la matière, par tout ce qu’il y a sur une feuille de papier, qui n’est jamais vide, jamais blanche »[6].

C’est là, à mon sens, que se situe l’enjeu des rapports entre peinture et littérature en ce qui concerne l’écriture de Claude Simon. Il y va, c’est-à-dire, de l’oeuvre comme espace en travail, composition de corps ouvrables lesquels sont le lieu d’une activité ouvrière confrontée aux forces des matières picturale ou scripturale, à leur variable résistance, à leur « langage propre »[7] et qui font, ainsi

que le rappelle Claude Simon citant Louise Nevelson, que « je ne fais pas ce que je veux »[8].

Qu’on ne s’y trompe pas cependant : ouvrables à merci — c’est-à-dire par la grâce de cet exercice qui mobilise une tension, une dynamique inouïes — les matières, qu’il s’agisse de Miré ou de Claude Simon, donnent corps, à chaque toile, à chaque livre, à un calcul singulier des équilibres, admirable moment des forces en oeuvre où rien ne saurait être retouché — la touche, le mot, étant, en ce point, d’une irréfutable justesse. Pour autant, la mise au point d’un ouvrage porte en germe d’autres modalités combinatoires, incite donc à ouvrir, bientôt, l’espace d’un autre livre et à ouvrer à nouveau le raffinement des liaisons, ajointements, disjonctions, portée. Forme en mouvement : c’est-à-dire, comme l’a bien analysé Benveniste, affaire de rythme(s). Tel est le plan où peintre et écrivain ont à voir ensemble, où l’oeil du peintre et l’ouïe de l’écrivain — et vice versa — portent semblable attention. C’est le lieu d’un entredeux : celui de la plastique qu’il faut entendre au sens d’un devenir-forme. E-labor- ation. C’est dans l’optique de ce devenir-là que Hôlderlin a pu évoquer quelque « destin rythmique » : « Tout est rythme, le destin tout entier de l’homme est un seul rythme céleste, de même que l’oeuvre d’art evSt un unique rythme »[9]. Et il est notable, non moins, que Jean Dubuffer, à propos du texte de Claude Simon, parle en terme de lieu — lieu de et en mouvements — imprimé : chargé d’impressions.

 » Et le merveilleux mot LIEU qui coiffe la page. Votre merveilleux Lieu, où souffle un vent schizophrénique, très tragique, terrible, mais doué de si fort pouvoir de fascination »[10] [11].

Claude Simon fait d’ailleurs, à peu près à l’époque où il écrit Femmes, la découverte aussi avec Dubuffet d’une certaine proximité:

 » Ce n’est [..] pas la première fois que je me « rencontre » ainsi avec vous. Je me rappelle quelle a été ma surprise de voir, en 66, à votre grande exposition d’Amsterdam, ce Chemin bordé d’herbes, ou ce Pied du mur herbeux ou encore ce Court l’herbe sautent les cailloux, peints par vous dans les années 50 où j’avais de mon côté tenté de faire la même chose avec des mots dans certains passages de La Route des Flandres. Quand mon bonhomme se retrouve à quatre pattes sur un chemin ou couché, le nez contre le pied d’un mur…1,11

Tenter de « faire avec les mots » la même chose que ce que fait le peintre. Telle est bien la problématique qui doit à présent nous requérir ici : à savoir, l’analogie mais aussi l’irréductible spécificité des arts. Distance incompressible — qui est celle de « l’extension » d’un domaine à un autre —, que l’on peut aussi reformuler à la manière de Jacques Derrida écrivant sur les lavis de Colette Deblé :

 » Je voudrais m’expliquer [..] ce à quoi l’on est réduit avec des mots quand ils s’affairent

auprès de corps inaccessibles »[12].

En termes d’entre, de meta(texte) donc, l’élaboration de ces corps infiniment ouvrables dit l’humble patience artisanale qui accompagne la « céleste » (pour reprendre le mot de Hôlderlin) fascination vers quoi tend l’exercice des lettres et des arts. Intervalle sublime que ce lieu de l’oeuvre, où se tient l’ouvrier des pâtes et des mots, tout au travail de faire jaillir de la matière la fulgurance de l’étoile. « Faire avec les mots » (Claude Simon) , « avec les mots s’affairer auprès de corps inaccessibles” (Jacques Derrida) : par ces formules, c’est aussi façon de désigner, dans la chaîne ininterrompue de dons et de dettes que forge la transmission des oeuvres, les laborieuses dépositions de nos essais critiques. Ce n’est pas mon propos ici d’aborder la question ; mais il fallait que cela soit dit.

*

Femmes, au titre du texte de Claude Simon — texte qui dans la présentation finale précède les 23 toiles de Mirô —, va donc déployer un univers propre, une force énergétique incomparable. Certes, des éléments thématiques sont d’abord aisément repérables, qui semblent relier le texte aux formes peintes. Bien vite, toutefois, on voit que leur point d’application se déplace, les dépasse.

Il y a les silhouettes découpées de femmes — mais aussi des hommes, pêcheurs, soldats, dockers, des enfants, animaux, objets, toutes les épaves du temps et de notre monde qui font du rivage catalan une sorte de microcosme. Il y a les silhouettes de femmes découpées sur plage de sable, sur plage de ciel, sur couleurs de couchant puis fond crépusculaire. Celle qui, en première ligne, noir(e) sur blanc, surgit, entame le premier alinéa :

 » lourde tout entière vêtue de noir la tête couverte d’un fichu noir elle traversa la plage déserte arrivée près du bord elle s’assit sur le sable fit asseoir l’enfant à côté d’elle après quoi elle resta là les deux mains posées un peu en arrière les bras en étais le buste légèrement renversé regardant la mer les jambes allongées croisées [..] »[13],

constituant bientôt une description de FEMME ASSISE. Il y a celles, aussi, du groupe que forment trois autres : « trois s’en allant là-bas au loin déjà le long du rivage » (p.9),

 » à la fin toutes les trois entièrement visibles lentes avec leurs lourdes croupes la robe noire et les deux corsages clairs cheminant » (p. 10),

lesquelles ne vont plus cesser de marcher dans le récit, traversant la plage et les pages, marquant le passage par « empreintes de leurs pieds nus en forme de guitare molle allongée étranglée en son milieu couronnée par les marques des cinq orteils perles en creux d’une faible concavité » (p. 18), jusqu’à la dernière ligne du texte où elles disparaissent dans la main de l’écrivain : à l’instant où s’interrompt l’écriture. Et la lecture.

 » celle en noir disparue les deux corsages géranium et vert même plus visibles maintenant  »

C’est la fin du texte mais ce n’est pas point final ; ici, il y a suspens : de la main tenant le stylo et qui pourrait, à tout moment, reprenant sa course, faire à nouveau surgir, rendre visible, imprimer tracés.

Femme arrêtée et Femmes marchant sont, ainsi, aussitôt, figures plus que personnages ; forces à l’oeuvre que ponctue la densité tonale des couleurs — « de fleurs de sang citron azur cerise grenat couleur d’herbe (p. 24) —, dont le jeu des résultantes, stase, mouvement, vecteur, induit une physique du texte, fait constamment bouger le centre de gravité et, par suite, les accents du récit : tantôt sérénité vespérale, surfaces étales, tantôt interjection, stridulation, violence, sourde menace de mort.

Car s’il y a dessin de trajectoires plus que dessein narratif, motifs d’entrelacs graphiques plus que motif à histoire, émergent cependant en filigrane des intensités différentes, des résistances, des nuances qui esquissent un embryon de narration, quelque attente sournoise, des proximités des éloignements : hypothèse de clandestine rencontre entre hommes et femmes, ou institutionalisées dans les bordels du port, menace parabolique, évocations de saignées d’animaux, de guerre civile, répression, fusillade, puis dé-noue-ment après l’apothéose de l’enfant roi et des couleurs du couchant, décrue, retombée — nuit. Mais cela ne constitue pas histoire. Plutôt respiration, spasme, battement cardiaque. C’est plutôt comme l’espace archaïque du texte qui se déploie en ces 24 pages; une préhistoire, une matière à : où la séparation des corps n’est pas encore achevée. Ni celle, on le verra, de la Terre et du Ciel. Le récit ne se nourrit pas de faits mais de flux qui traversent la pâte des mots, l’irriguant, l’irisant, l’étirant, et la coulent en masses tantôt opaques « se profilant en ombre chinoise » (p. 13), ou « silhouette rongée par la lumière réduite à un fil » (p. 13), tantôt luminescentes sur fond noir : « dans la nuit presque tombée je pouvais voir la tache laiteuse de ses cuisses » (p. 24).

Ce qui importe n’est pas ici une intrigue mais des plans tramés d’images, mais des conjonctions, des angles d’incidence. Pas une représentation mais la visibilité et la non-visibilité; c’est-à-dire la venue à visibilité; et pour ce faire, pas des événements mais l’événement de la lumière. Car les femmes qui marchent marchent avec l’univers, (s)ont la trajectoire de la lumière, s’éteignent avec elle. Avancent c’est-à-dire avec l’écriture qui prend le temps en dépôt et passe avec le jour. Cependant que l’on ne peut s’empêcher de penser que, au terme de son parcours immobile, et du texte, la femme assise se lèvera avec la première étoile :

 » puis elle remit ses bas et tout fut noir sauf la robe de l’enfant toujours assise à côté d’elle sur le sable et la frange d’écume ondulant molle sans bruit […]

Du côté opposé au couchant le ciel se confondait tout à fait avec la mer par un trou entre les nuages je pus voir la première étoile ses branches avaient Pair de s’allonger et de se raccourcir tour à tour rétractiles  » (p. 24).

On saisit bientôt les enjeux qui trament les pages de Claude Simon :car à travers les sporadiques objets où précipite la matière verbale et qui dénomment les facteurs de la peinture de Miré — il y a, récurrentes, les mentions de la « toile de sac » (p. 12-13), « des sacs empilés sur les quais » (p. 14), des « dockers » ou autres « vagues métiers de ports soutiers » (p. 15) ; il y a les trames textuelles, celles des bas sur la peau, des « semelles de corde effilochées barbues » (p. 7) ou encore, à travers la toile, « la flamme de la lampe c’est-à-dire plutôt une tache diffuse safran bue par la trame de la ficelle comme par un buvard » (p. 13) ; il y a, aussi, le paradigme de Femme et Oiseau que le récit appelle par un montage sériel : « femme chouette » (p. 13), « vêtue de noir criant comme un oiseau nocturne » (p. 12), « vieille qui saignait les poulets » (p. 19-20), mutilation des oiseaux « pour qu’ils chantent mieux on leur crève les yeux » (p. 13) — il importe, surtout, que tout cela soit brassé dans un ample mouvement du langage par quoi s’instaure la spécifique économie du texte. C’est le mouvement de l’écriture sur sa propre lancée, c’est le cours du travail qui donne le moment spectral de l’oeuvre. Les femmes marchent avec la lumière, et l’événement de la lumière c’est le spectre visible du soleil.

Car le texte devient prisme ; et offrant passage prismatique à la matière verbale, il rend sensible

  • tel l’arc-en-ciel des couleurs pour la lumière blanche — le chromatisme qui trame intimement la texture d’un livre. Khrôma qui est, en grec, la couleur, désigne aussi, on le sait, le ton musical. Le mot, d’une part convoque la sinesthésie qui conjugue les aptitudes de l’ouïe et de l’oeil, d’autre part il offre un moyen de penser la facture d’une oeuvre en terme de gamme, d’échelle, c’est-à-dire de fractionner l’unité que supposent les représentations — objet, chose, forme référentielle, mots du lexique — et de considérer non seulement les tons mais les demi-tons ; non plus une note mais « deux notes portant le même nom et dont l’une est altérée » (Dictionnaire Robert). Cette définition du demi-ton chromatique désigne le champ du différentiel, de l’altération, de la sérialité. Bémol, dièse, moins, moins encore — toute une gamme non tempérée.

Si bien que donner à voir et à lire le dispositif chromatique d’une oeuvre (picturale, musicale, littéraire) c’est aller sous les apparences, fracturer l’apparente totalité des êtres et des choses pour révéler, par réfraction, diffraction, réseaux et variations, l’existence particulaire de la matière. Par quoi, bouleversant lieux et modalités de son exercice, le travail d’écriture fait apparaître le spectrum du texte

  • au sens optique et physique. Ecrire devient affaire de fréquence, de longueurs d’ondes, de distribution d’énergie, de rayonnement. Le texte est spectroscope ; un instrument capable de donner à voir plus et autrement. Révélateur des strates qui le composent, il déploie des potentialités, fait vibrer tensions et violence, dégage toute l’énergie du Verbe en ouvrageant la langue telle une matière première.

Considérons quelques-uns des processus caractéristiques de la facture simonienne qui sont à l’oeuvre dans Femmes.

  1. C’est un spectacle qui est décrit. Il se déroule devant l’oeil, lequel a d’abord stricte fonction d’enregistrement — angle de vision, point de vue (et parfois pas de vue : « la première disparaissant à ce moment cachée par la pièce de bois » (p. 10) — et découpe des plans que le texte dispose en un jeu de paragraphes isolés, blancs, alinéas formant tableaux détachés. Un appareil oculaire, donc, avant de donner lieu à quelque sporadique écho du sujet (« je pouvais », « je la vis », « je vis » p. 12, 13, 20) qui change l’oeil en regard c’est-à-dire en un organe des sécrétions (des secrets ?) du corps — « tellement chaud que la mer elle-même semblait suer je pouvais la sentir s’écoulant le long de mes membres » (p. 12) — et de la mémoire — « dans mon esprit d’enfant il me semblait » (p. 20). La lecture se trouve ainsi à l’enseigne du spectare-regarder dont le texte décline les variations : il y a un spectator scrutant formes et lignes ; un regard rimant avec « dard au corps épais d’encre de Chine » (p. 16) et des trajectoires optiques traçant « comme des lignes pointillées », « fins pointillés pouvant aussi être remplacés par des flèches (ou vecteurs) noirs sur le fond jaune du carrelage » (p. 16). Il se déploie comme un spectrum de la lumière grise ouvrant l’éventail des couleurs « pervenche safran rubis indigo » (p. 24), lequel répond à celui des notes stridentes « indigo pervenche turquoise canari rouge-gorge déchirant l’obscurité » (p. 13) — où « canari », à la charnière des nomenclatures, est couleur et oiseau selon que la lecture, libre de ponctuer, marque une pause après « canari » au terme du nuancier, ou qu’elle poursuit jusqu’à « rouge- gorge » rendant ainsi par voisinage sa qualité d’oiseau à la tache jaune. Il y a spéculum de la mer, enfin, portant reflets d’étoiles, spéculation des astres que le texte fait observer au(x) télescop(ag)e(s) d’une syntaxe déliée de toute ponctuation :

 » […] l’énorme barque se profilant monstrueuse noire sur le fond des constellations le Bouvier les Chiens de chasse l’Hydre femelle leurs jambes pataugeant dans les étoiles entrechoquées la masse obscure gémissant oscillant mais toujours désespérément inerte chaque soir les vagues marron sortant l’une après l’autre du fond de la nuit se brisant avançant lentement en lignes parallèles déferlant déroulant le tapis de reflets la Tête du Serpent l’Aigle le Cocher s’allumant […]

[…] à chaque vague les étoiles rapides se ruaient autour de leurs jambes les éclaboussant puis se retiraient la Chevelure de Bérénice Pégase […] » (P- 11-12).

Bref, le texte simonien, avec ses intermittences et interruptions, avec sa distribution spectrale et ses black out, semble bien convoquer des images à la manière de l’objectif astronomique lequel forme, de l’image du soleil, « un spectre continu sillonné de raies noires fines, les raies de Frauenhofer.[..] les raies noires sont dues à l’absorption de certaines radiations de ce spectre continu par les gaz à basse pression qui constituent la chromosphère et la couche inversante » w. Dans Femmes, ces stries que matérialisent les lignes isolées, se trouvent bientôt thématisées, disséminées en des séries lexicales dont la polysémie forme, joignant des points disséminés dans le texte, comme un spectre magnétique :

 » le vent avait dessiné des stries parallèles dans le sable sinueuses comme les veines d’une planche » (p. 8)

 » une bande ondulée irrégulière plus noire que le noir » (p. 8)

 » de minces fissures en forme d’étoile les stries se resserrant aussitôt après de nouveau parallèles légèrement ondulées comme une chevelure après le passage d’un peigne » (p. 8)

Il s’ensuit deux autres processus caractéristiques : le jeu de continu/discontinu ; la question de la distance.

  1. Continuum et discontinuité articulent ainsi des conflits dans le texte, et des disjonctions. Deux systèmes contradictoires travaillent l’écriture : d’une part, la représentation d’objets, lieux, scènes, séparés ; d’autre part, la parcellisation, les dépôts, débris, particules, détails qui constituent une sorte de continuum textuel. Autrement dit, d’un côté les syncopes de la vision des formes finies ; de l’autre le flux infini de la matière verbale ionisée, atomisée, sans arrêt et en tous sens fluant, rayonnant d’une séquence à l’autre. Ouvrageant et ouvrant des corps communicants — Claude Simon, on le sait, dit : «corps conducteurs» —, tissant la toile narrative par dispositifs cycliques et intervalles chromatiques.

Il y a les intervalles voisins, homophonies, calembours : « antre entre ses cuisses » (p. 16), « cou offert au couteau » (p. 10) ; il y a les courts circuits du texte : femme/flamme/faméliques/fente/fané, Ou bien encore des gammes lexicales, thématiques, montent les séquences selon un admirable jeu d’arpège par quoi s’égrènent des accords qui traversent les blancs, font de ces derniers caisse de résonance. C’est, par exemple, l’arpège dent :

[chiens de charrette] ; « en dents de scie aux dents luisantes » (p. 14)

[chien des femmes] : « sa queue dentelée » p. 9

[au bordel] : « dentelle maintenant de vagues festons jaunâtres » (p. 15) [14] [mâchoire-épave] : « avec une rangée de longues dents jaunâtres » (p. 17)

[oiseau] : « traces de ses pas délicats tridents » (p. 17)

[boîte de conserve] ; « aux bords dentelés piqués de taches de rouille” (p. 17)

[la femme] : « ses bras levés comme deux cornes un instant le peigne aux dents noires se détachant sur le ciel disparaissant passant deux ou trois fois dans sa chevelure puis elle le planta dedans et rabaissa les bras  » (p. 23).

Il arrive parfois, au contraire, que le texte plaque l’accord sur un mot : charge la touche de stratifications. C’est, exemplaire, « rouge-gorge » qui, à la relecture, désigne non seulement l’oiseau mais l’abondance du sang (scènes des saignées, des langues coupées (p.20), des esclaves cuisiniers mis à mort pour qu’ils ne puissent parler et divulguer les secrets (p. 21), des égorgements (d’hommes : « cou offert au couteau » (p. 20), ailleurs fusillés (p. 14)).

En somme, cet ouvroir textuel ne peut avoir lieu que si les déplacements que procurent métaphore et comparaison vont de pair avec les effets de la métonymie et de la synecdoque : jouant l’entre contre l’unité, la partie contre le tout.

  • Les effets de distance, le réglage des fréquences, deviennent un facteur déterminant. L’agencement de constellations métaphoriques et de divisions synecdochiques place les objets de vision à une distance oculaire qui n’est plus celle du réalisme, c’est-à-dire de la (juste) mesure. Trop grande ou trop petite pour l’humanisme naturaliste, l’échelle simonienne varie entre l’infiniment cosmique et l’infiniment infime. Et convoque dans le texte, par intervention de l’insolite montage, le spectre de la mort. Notamment, c’est une menace diffuse qui infiltre peu à peu les écarts de l’écriture entre deux scènes, symétriques, d’hommes endormis : dans la première, « foudroyés têtes renversées cou offert » (p. 10) ; dans la seconde « comme endormis mais trop immobiles » (p. 15). La différence s’inscrit par déplacement infime de la narration : de façon emblématique, le symptôme mortel ne tient qu’au poids de ces pattes de mouche(s), scripturales autant que référentielles : « les mouches marchant sur leurs mains leurs visages posées au coin de la bouche ouverte » (p. 10) fait place à « les mouches sur eux non pas marchant mais en grappes noires agglutinées » (p. 15).

Il résulte de ces raffinements une réceptivité suraiguë (du texte, de la lecture) à la violence existentiale — à l’être toujours au bord de l’abîme-nuit. Et un art conçu comme exaltation du monde sensible, de l’existence in extremis. Ce rapport de l’art et de la mort, on sait que Claude Simon l’a évoqué dès le colloque de Cerisy, à propos de La Route des Flandres — « dans certaines situations il se produi[t] comme un rétrécissement du champ visuel et une acuité sensorielle accrue » [15] — ainsi qu’à propos de la parenté qu’il reconnaît avoir non seulement avec l’oeuvre de Dubuffet (voir supra) mais aussi avec Van gogh qui fut « le premier, à ma connaissance, à avoir abaissé son regard et à avoir fait de ce qui se trouvait simplement à ses pieds (quelques touffes d’herbes, quelques fleurs) le « sujet » (prétexte) d’un tableau » (/VL).

D’autre part, et en conséquence, un relationnement inouï bat en brèche les hiérarchies catégorielles : plus de haut vs bas, de grand vs petit, plus de vide vs plein, mais la circulation ininterrompue et l’inversion spectrale : le monde stellaire et le monde trivial sont en rapport d’intersections. Ainsi la Constellation du Cocher effectue-t-elle des voyages sur terre, sous les espèces d’un conducteur de charrettes dormant « dans un hamac fait de vieux sacs suspendus entre les roues » (p. 14) ; ainsi la casserole, »à demi ensablée », « percée émaillée bleu le pourtour du trou » (p. 9) est-elle à son tour, réciproquement et irrésistiblement, appelée à trajectoire céleste où Casserole elle a nom Grande Ourse. Indique le nord, La voie. C’est la voie de la fable mythique aux temps archaïques du monde; la fable de Bérénice, par exemple, princesse égyptienne épouse de Ptolémée III, dont on dit qu’elle consacra une boucle de ses cheveux à Aphrodite pour obtenir que son mari revienne sain et sauf d’une expédition en Syrie. Ces cheveux ayant disparu du temple, l’astronome Conon de Samas affirma qu’ils avaient été changé en astre et donna à une Constellation le nom de Chevelure de Bérénice.

Quant à la Constellation du Bouvier, elle irradie, dans le texte simonien, en deux scènes magiques de pêche nocturne où les hommes au travail labourent tout ensemble la mer et le ciel.

*

Il est temps d’évaluer la portée de cette écriture qui ouvre à l’exercice d’équilibres non pareils. Non escomptables. Car cette écriture désigne des lieux de pensée et d’intervention qui échappent à la théorisation, aux catégories de la rhétorique, de la stylistique, de la narratologie — lieux inaccessibles qu’on aurait tort pour autant d’abandonner à la vague notion du « goût ». C’est l’espace des voix, du tenu vibratile vocal lorsque la signification s’est évaporée ; l’espace des scansions, des densités, des vecteurs. « Parle un peu que je te voie », dit Socrate [16]. Et Claude Simon de faire « vibrer [l]a langue” (p. 19).

Là où la théorie ne peut atteindre, c’est la pratique d’un autre art qui y porte ; par un autre frayage dans la matière – dont on ne saurait, pour « comprendre », faire l’économie. L’art visuel n’est ni expérience de substitution ni équivalence — rien, ici, ne peut équi-valoir (valoir pour). Ce que l’art visuel (mais aussi bien l’art musical) peut être pour le texte littéraire c’est un métatexte : offrant l’intelligence de la main à l’oeuvre là où l’abstraction intellectuelle fait un angle mort, reste lettre morte. L’ »extension » picturale, en somme, propose matière à retraverser, tant il est vrai que dans les pratiques de l’art il faut toujours traverser deux fois ; pour en revenir à son travail, passer par le regard de l’autre.

On le sait, Femmes de Claude Simon fait, depuis 1984, texte à soi, sous l’intitulé La Chevelure de Bérénice ; et il n’est pas indifférent de noter que , se séparant, l’écriture signe en nommant l’autre : car au titre de la Constellation c’est aussi l’ouvrage de Mirô qui est désigné. Mirô qui déclarait : « ma peinture n’est pas un journal secret. C’est une force d’attaque qui s’extériorise »[17].

Mais surtout, la Constellation nomme le principe même du récit simonien, lequel procède par étoilements sémantiques, scintillements lexicaux, composition de figures qui passent l’imagination. Telle la Chevelure de la mythologie, le récit est toujours boucle fabuleuse — affaire d’éclairage, de réfraction lumineuse allumant les planètes au loin.

Dans la Constellation Claude Simon, l’écrivain est laboureur de champs d’étoiles.

[1] Joan Mirô, Ceci est la couleur de mes rêves, entretiens avec Georges Raillard, Seuil 1977, p. 34.

[2] Joan Mirô, op. cil., p. 91.

[3] là. ibid, p. 90.

[4] Joan Miro, op. cil., p. 100.

[5] là, ibid., p. 105.

[6] Id., ibid., p. 97.

[7] Jean Dubuffet, Bâtons rompus, p. 13.

[8] Claude Simon, Colloque de Cerisy, UGE 10/18, 1975, p. 418.

[9] Cité par Philippe Lacoue-Labarthe, Le sujet de la philosophie, Typographies 1, Aubier-Flammarion, 1979, p. 220 (repris de Bettina Von Arnim, La Günderode, 1840).

[10] Jean Dubuffet à Claude Simon, lettre du 17 décembre 1977 in: Correspondance, p. 19.

[11] Claude Simon à Jean Dubuffet, lettre du 21 mai 1973, in: Correspondance, p. 15.

[12] Jacques Derrida, Prégnances, avec Quatre lavis de Colette Deblé, Brandes, 1993.

[13]     Toutes les citations sont tirées de: Claude Simon, La Chevelure de Bérénice, Minuit, 1984. C’est le titre sous lequel le texte de Femmes a été republié, sans les peintures de Miro.

[14] Bruhat, Le soleil, p. 33.

[15] Claude Simon, in : Claude Simon, Colloque de Cerisy, p. 410.

[16] Cité par Philippe Lacoue-Labarthe, Le sujet de la philosophie, p. 248.

[17] Joan Mirô, Ceci est la couleur de mes rêves.